(J'ai indiqué lesspoilers, qui sont en
fait les clefs d'une intrigue que vous aurez peut-être plaisir
à découvrir par vous-même...)
Chapeau bas à la Paramount pour avoir osé parier
sur un film aussi abscons. Car il va vous falloir accepter d'être
secoué : pas en tant que spectateurs de film fantastique
/ horrifique, mais en tant que spectateurs du 7ème art
en général : si vous n'aimez que le cinéma,
pour ne pas dire réaliste, en tous les cas concret ;
fuyez !! Ou soyez curieux. Ce film est une espèce de
symbiose artistique de toute l'oeuvre de Darren Aronofsky, et
principalement de ses obsessions, des thèmes qui la traversent
depuis près de 20 ans. Une oeuvre qui s'avèrera
au final totalement métaphorique. Alors ce n'est pas
forcément le film de l'auteur par lequel il faudrait
débuter si vous ne connaissez pas son oeuvre...
Cependant, même les néophytes y trouveront une
réalisation aiguisée, caméra à l'épaule,
collant aux visages des personnages, les plaçant au centre
du récit (la "mère" tout d'abord, puis
son mari), fréquemment filmés au travers du cadre
d'une porte... Vous ne pourrez manquer de trouver chacun des
acteurs exceptionnels : sans cela le film aurait eu toutes les
peines du monde à tenir debout. C'est aussi simple que
cela. Mention toute spéciale à la géniale
Jennifer et au merveilleusement ambigu Javier. Et, comme à
l'accoutumée, il y a cette photographie qui vous imbibe
: grisâtre, pâle, terne, avec des nuances "chair"
et, surtout, beaucoup de grain. Vous êtes dans une espèce
de cauchemar et il est impossible de l'oublier : il existe dans
ce film, dans chaque recoin du décor, à chaque
scène, loin des clichés habituels d'un genre auquel
de toutes façons il n'appartient pas, il existe une tension
sous-jacente qui vous happe dès les étranges premières
images et qui ne vous lâchera plus. Les premières
images : des mûrs comme des pans de chair, des sons stridants,
des objets, des visions entraperçues...etc. Ecoutez bien
ce film : pas un brin de musique ne viendra perturber vos sens
; non pas le silence mais les bruits d'une maison, les pas,
les meubles, les portes ou le bois qui craquent, une mouche,
une respiration, un courant d'air...etc. Terriblement angoissant.
Entrons dans le vif du sujet : car sans comprendre de quoi le
film retourne, il vous sera, je pense, difficile d'y adhérer.
Pourtant Aronofsky ménage ses spectateurs : son scénario
est progressif, hautement mystérieux, donnant des pistes
dont on ne sait trop si elles vont aboutir, et où elles
vont aboutir ; il distille des détails incongrus, des
images insensées, des attitudes pour le moins étranges,
empreintes de folie (si bien qu'on croit l'héroïne
paranoïaque), introduit des personnages aux réactions
troublantes et nous inonde de questions pas forcément
rhétoriques : de quoi souffre l'héroïne (elle
prend des cachets) ? Quel est ce passé étrange
qui hante son mari ? Et quel est véritablement cet objet
de verre si précieux ? Quelles sont les véritables
raisons de la visite de ces inconnus ?? L'oeuvre commence par
nous interroger, puis elle va peu à peu nous déranger,
nous brusquer, nous mettre dans une position fragile, une position
d'inconfort.
Le film est double. Dans le sens où il nous offre deux
thématiques : la principale, sur laquelle nous reviendrons
amplement, et celle qui est soulignée dans la première
partie. Au début la maison est ici le symbole de l'intimité,
cette intimité de couple que l'on construit au fil du
temps, à force de se connaître et de se reconnaître,
celle que l'on glisse secrètement entre 4 mûrs
; voilà ce pourquoi cette bâtisse semble vivante,
avoir un coeur dans ses entrailles. Presque saigner. Elle est
le symbole du "nous", presque une nouvelle personne.
Cette intimité sera peu à peu mis à mal
par ces inconnus au but mystérieux, cette intimité
qui sera peu à peu détruite par le nouveau statut
du mari, son succès... apocalyptique. On retrouve d'ailleurs
ce thème de l'intimité dans le génial Black
swan. Voilà, je pense, la première
clef de l'énigme que peut être ce film. Même
si je dois bien avouer que la dernière partie en fait
peut-être un peu trop, les scènes sont poussives,
excessives, et s'égarent aux limites de ma modeste compréhension...
Seul bémol pour ma part. Mais ce bémol sera balayé
au fil des visions.
[Spoilers : mon interprétation première]
Mais le vrai sujet du film, intimement lié à celui-ci,
est tout autre... Mother ! est une oeuvre
qui disserte sur la création, en générale,
et plus particulièrement sur la création artistique
(Cf. Black swan)
: "Ouvrir la porte à des idées" dit
le personnage. Ici l'artiste laisse libre cours à sa
créativité, laisse les idées, les personnages
envahir son esprit, quitte à ce que ceux-ci empiétent
sur le domaine privé (l'intimité dont on a parlée
ci-dessus). Il devient même une espèce de vampire
affectif, ce que semble nous dire la toute fin. L'artiste -intègre
et ouvert d'esprit- qui crée, écrit, devient alors
une espèce d'erzat de dieu, de substitut à Dieu,
capable de créer un univers qui lui est propre. Car ce
film possède les mêmes résonnances religieuses
que quasiment tous les films de Aronofsky, de Pi
à Noé :
et ici il s'agit de la déification d'un artiste, son
culte jusqu'aux extrêmes, les symboles qui lui sont liés,
les reliques lui appartenant, jusqu'à la notion d'éternité
(ou de boucle : comme dans de The
fountain) qu'il convient de préciser ici.
L'art rend éternel, l'art est un renouvèlement
créatif constant, un cycle : vie / amour / naissance
/ mort. Troublant. Choquant.
La création en générale, disais-je ? L'héroïne
est une créatrice elle aussi : elle reconstruit de ses
mains la maison. Elle est par ailleurs la muse, source d'inspiration
de l'artiste. Elle va créer, elle aussi, à différents
niveaux : jusqu'à enfanter. Le couple est intimement
lié : c'est sa grossesse qui engendre le début
de la création artistique. La muse de l'artiste enfante,
se hissant elle-aussi au rang de "créatrice"
et soulevant la jalousie de son maître qui cherchera à
s'approprier son "art" / voler le bébé
pour le donner en pâture à ses fans... Sa création
finissant orrémédiablement par lui échapper.
La maison est elle-même une immense matrice : matrice
de l'art (l'inspiration de l'écrivain provient de l'extérieur
mais est générée à l'intérieur),
matrice quasi-biologique (son "coeur", la manière
dont elle saigne, la façon dont les mûrs tremblent
lorsque la véritable mère accouche démontre
à quel point elles sont liées).
C'est enfin un film sur l'amour : l'amour d'un couple, l'amour
des couples, l'amour pour ses enfants, l'amour pour un artiste.
Quintessence du film d'atmosphère, exercice de style
et métaphore cinématographique : l'oeuvre est
loin d'avoir livrée tous ses secrets à sa seule
première vision, tant elle est touffue, complexe et riche.
Le trou dans le plancher et la tâche de sang sont des
symboliques sexuels très intéressantes ; pourquoi
semblent-ils réapparaître lorsque des gens brisent
l'intimité du couple (Une seconde vision m'a éclairé
là dessus : le sang est la marque du péché
originel, il apparaît avec les hommes et disparaît
avec eux) ? L'absence de nom des personnages laisse imaginer
que l'oeuvre n'est pas une histoire mais une allégorie,
une oeuvre générique ; où tout aure chose
??
Aronofsky est l'un de ces rares artistes a n'avoir jamais vraiment
vendu son âme à Hollywood. A l'instar d'un D.
Cronenberg, auteur du Festin
nu, abordant lui aussi le thème de la création.
Fin ?
Compléments et pistes supplémentaires
[Spoilers] Fin ? Non : car il faudra absolument une
seconde vision -je l'avoue, avec les clefs donnés par
le réalisateur dans une interview- pour comprendre de
quoi il retourne. Car il y a une explication qui éclaire
bien des scènes du film : et elle se trouve dans la Bible.
Et je pense qu'un non-croyant peut aisément s'y retrouver,
pour un peu qu'il ouvre son esprit... Voici en quoi le film
est inspiré du Livre de la Genèse :
- La maison est la Terre, au milieu de l'univers (La Nature
/ la Mère et donc la Vie, ne semble pas pouvoir la quitter).
- Le Mari est Dieu (ou un dieu créateur, la nature pour
un non-croyant) : il écrit une oeuvre qui pourrait être
l'Ancien Testament ; il en a déjà rédigé
le début, correspondant à la création de
l'univers et de la Terre. Lorsqu'il se remet à écrire,
il est clairement indiqué qu'il s'agit du récit
de la création. Il est amplement miséricordieux
envers les Hommes. Pour un incroyant, pourrait-il être
un artiste adulé, celui qui laisse sa vie privée,
sa nature même, son environnement, se faire dévorer
par le public? Oui mais cela réduit l'interprétation
de la seconde partie...
- La Mère n'est autre que la Nature (Mère-Nature
dit-on), la Vie, celle qui peut engendrer, complètement
connectée avec la Terre / La Maison. Création
de Dieu.
- Les premiers visiteurs sont Adam et Eve, l'inévitable
premier couple de croyants (les 1ers hommes, incroyants dans
l'autre cas) ; la blessure d'Adam représentant la fameuse
côte créatrice : Eve apparaissant juste près
cette vision.
- Les deux frères sont bien évidemment Abel et
Caïn (la lutte fraticide de l'humanité : les hommes
sont tous des frères qui s'entretuent depuis la nuit
des temps). Quand les 1ers humains, issus de la même famille,
débarquent, on remarquera qu'ils s'agit d'une population
multicolore et bigarrée (Tour de babel), investissant
la "Terre" au point de se l'approprier (la repeindre)
; une population de plus en plus imposante, envahissante.
- L'anecdote du lavabo ne semble être que la représentation
de la montée des eaux, du sauvetage par Noé ;
d'ailleurs après celà les hommes disparaissent.
- Puis vient l'histoire de Sarah qui ne croyait pas pouvoir
enfanter ; son mari, Abraham, était d'ailleurs bien plus
âgé.
- Le "cristal" représente tout à la
fois le péché originel et l'amour, celui qui est
au coeur de la vie, et donc au coeur de l'Homme et reste après
lui ; Adam et Eve le cueille / le brise comme ils croquent la
pomme au jardin d'Eden (le bureau de Dieu). Ils en seront chassés...
- Puis l'homme crée le dogme : adoration des symboles,
prêtres du culte, reliques...etc.
Voilà pour ce qui serait la Génèse /
Création du monde : les bases de l'humanité.
La bruyante seconde partie montre les différents âges
de la planète et sa dégradation par l'homme :
les inondations, la planète littéralement pillées
de ses richesses (nourriture, richesses crées par Dieu),
les guerres, la criminalité, les migrations, la pollution,
l'esclavage, le traitement des femmes... jusqu'à nos
jours où elle parait se mourir ; n'oublions pas les signes
d'agonie en 1ère partie, accrus lors du premier crime
de l'humanité. Au final Dieu rouvre les portes de l'Eden
-en détruisant ses représentations picturales-
et laisse la nature accoucher. Selon l'imagerie chrétienne
Dieu reprendra son fils. On pensera aussi à la Vierge
Marie qui enfante et dont le Fils nous a appris : "Mangez,
ceci est mon corps"... Mais la nature va se rebeller et
demander à Dieu de "partir" avant de détruire
sa création, s'autoèdétruire. Mais Dieu
est Tout-Puissant : il va à nouveau créer... reprenant
à la vie son amour, base de toute création.
Quoiqu'il en soit, le plus important c'est qu'en sortant de
ce film chacun d'entre nous puisse s'y être projeté,
y voir ce que son coeur lui dicte, y puiser, y réfléchir.
C'est, j'en suis persuadé, toute la richesse, la puissance
de cette oeuvre, que de pouvoir se l'approprier, l'enporter
avec soi et en tirer partie, même des jours, des semaines
après sa vision première. [Spoilers]
NOTE : 19-20 / 20