Vivre son rôle et (enfin) sa vie pleinement... voici
donc un véritable film miroir où les très
nombreuses surfaces réfléchissantes du décor
sont les reflets de l'âme de notre héroïne,
un personnage que l'on va suivre dans sa plus profonde intimité.
L'âme en opposition au "paraître" ; la
vie en opposition au rôle. C'est au travers d'un univers
glacial et étouffant que va nous emmener Aronofsky, un
peu en extension à son dernier film, The wrestler : le
réalisateur va travailler sur les corps, les chairs,
les coups. Ici tout sent le renfermé, la sueur, la douleur,
l'artifice, la mise en scène, on n'y voit jamais le ciel,
le soleil, les personnages restent cloitrés à
l'intérieur (d'eux-mêmes ?), dans des immeubles
qui ne sont que des sanctuaires sans fenêtre, sans vue
sur l'extérieur, aux plafonds immaculés et dont
les éclairages resteront baroquement artificiels ; on
y étouffe et on y meurt. Chaque décor, chaque
costume n'est que noir ou blanc, les opposés par excellence,
comme les cygnes du fameux lac mais surtout comme l'âme
humaine. L'auteur explore le milieu du ballet, celui du travail
astreignant sur le corps justement, le corps mais également
l'esprit, celui qui doit dominer ce même tas de chair
pour le porter au sommet de la pyramide artistique ; un corps
meurtri, blessé, saignant, fatigué, se rebellant
alors qu'il n'est ici qu'un simple et vulgaire instrument de
travail. Le ballet, cet espace camisollé où tout
n'est que jeux de pouvoir et compétition, parfois jusqu'à
la mort. On évoque donc ce milieu froid et rude, mais
comme simple toile de fond qui colle parfaitement au thème
du film, et on y filme les visages au plus près (comme
des miroirs, eux aussi, de l'esprit des personnages) lorsque
s'arrêtent les scènes de danse (et encore...),
scènes où la caméra se met à danser
et à nous transporter comme pour nous signifier qu'à
ce moment le travail sur le corps se transfère sur l'âme
dans un tourbillon qui nous entraine irrémédiablement.
Aronofsky nous livre un travail ciselé, pointu, brillant
et douloureux. Mais le véritable thème, je vous
l'ai dit en introduction, est ailleurs : ce n'est pas tant la
réussite qui importe le scénariste que l'accomplissement
du "moi". Car tout part d'une mère castratrice
et infantilisante qui rêve pour sa fille de ce qu'elle
n'a pu atteindre à cause d'une sombre histoire de cul
(car aucun homme n'y est jamais évoqué...). Castratrice
? Les portes que l'on ne peut fermer à clef, élimant
la frontière de l'intimité (sublimement implosée
lors de la scène de masturbation), ont très certainement
une signification dans la mythologie freudienne... De cette
mère nait une fille hautement frustrée et asexuée,
naïve et fondamentalement bonne qui va se découvrir,
se révéler, laisser sortir dans l'excès
le mal, le désir qui étaient enfouis en elle (le
personnage de Cassel en est le révélateur) et
qui n'est autre que la nature humaine dans son entièreté,
laisser transparaitre sans doute l'adulte et la conscience,
l'âme reprenant le dessus jusqu'à en toucher le
physique (la transformation, les mutilations très douloureuses,
le sang) et les jeux de miroirs montrant ce que la désormais
femme n'avait pu voir auparavant. Il y a sans doute quelque
chose de Carrie chez Nina... Et d'ailleurs le film ne serait
pas complètement réussi sans la prestation exceptionnelle
de Natalie Portman, troublante et habitée, très
marquée par son rôle tout comme ce personnage qui
est tout simplement possédé par son double, l'actrice,
obsédé par une perfection que l'on ne peut atteindre
qu'au prix d'un sacrifice : celui de sa vie. Plutôt qu'une
allégorie sur la vie on peut n'y voir qu'une actrice
qui se fond corps et âme à son personnage fictionnel,
se métamorphose pour se fondre à son rôle,
évolue au plus profond d'elle-même pour devenir
le personnage qu'elle incarne, même si cela limite la
vision de ce film touffu et brillant de bout en bout ; un hommage
jusqu'au-boutiste au métier de la scène. Ce film
est charnel, comme les premières oeuvres du réalisateur,
intimiste et voyeuriste, la musique se fond à merveille
avec l'oeuvre du compositeur russe et semble s'amuser avec nos
émotions... Et dire qu'il a fallu 80 ans pour que la
divine musique de Tchaikovski ne soit plus associée systématiquement
à l'imagerie cinématographique de Dracula !!!
NOTE : 17-18 / 20