Un plan, rien qu'un plan, et voilà que l'on bascule
irrémédiablement dans une toute autre dimension
; rien de "fantastique" là-dedans, mais simplement
-si je puis dire- un drame d'une beauté exceptionnelle,
d'une intensité rare et d'une intelligence palpable.
Birdman est avant toute chose une oeuvre d'une
densité incroyable, multipliant les thèmes et
les sujets de dissertation à loisir, comme si de rien
n'était, les métamorphosant en analyses formidablement
intelligentes. Puis vient le temps d'un plan séquence
-en réalité un faux plan séquence qui durera
près de 2 heures avant la rupture- et tout est là,
posé : une musique jazzie obsédante, tellement
qu'elle en devient sujet d'aparté (mais nous allons y
revenir), un super-héros pour de vrai (?????), un acteur
schyzophrène sur le retour, des seconds rôles pesants
et un humour mordant et débordant d'amour. Mais qu'est-ce
donc que ce film ???
Filmé dans un lieu quasiment unique, celui d'un théâtre
où une ex-star des grands écrans va essayer de
revenir sur le devant de la scène par le biais de ce
noble art, Birdman est une tranche de vie à
l'épaisseur inimaginable. Nous sommes tout d'abord comme
imprégnés de ces décors qui sentent le
vieux plâtre et la transpiration, la rage et l'échec,
la folie, et donc imprégné par ce film qui est
avant toute chose une ode absolue au 6ème art et à
ses artistes qui ne vivent de rien, qui vivent de leur simple
passion. Une déclaration d'amour que j'ai trouvé
absolument sublime bien que n'ayant qu'un goût très
modéré pour le théâtre. J'ai vibré
pour ces personnages et j'ai ressenti ce qu'ils ressentaient
; bouleversant et immersif comme jamais.
C'est également une oeuvre sur le temps : celui de ce
plan-séquence gigantesque qui laisse pourtant la vie
avoir de l'emprise sur les personnages, sans coupure, laissant
le spectateur dans un état étrange dû à
cette dichotomie entre la forme (un seul plan signifiant l'unité
temporelle) et le fond (la vie passe, les jours passent, le
temps coule). Et laissant les acteurs s'exprimer de la plus
belle des façons. Le temps d'une carrière d'acteur,
le temps d'une vie, le temps d'une pièce...
Et c'est d'ailleurs un film d'acteurs : un M. Keaton extraordinaire
qui tiendra son personnage et le portera de bout en bout, un
Ed Norton égal à lui-même (j'adore ce type
!) et des seconds rôles franchement surprenants (Galifianakis
à contre-emploi, E. Stone comme un poisson dans l'eau,
même après Spider-man, N. Watts plus pure que jamais)
; ce brave monde est soutenu par des dialogues ininterrompus
et particulièrement savoureux, bien aidés d'un
humour "à la mitraillette". Des personnages
trempés, profonds, abyssaux même, chacun dotés
d'une personnalité qui permet à l'oeuvre de se
révéler (exemple : le côté terre-à-terre
de Norton est à mettre en exergue avec le côté
complètement lunatique de Keaton). Il y a sans aucun
doute une analyse croisée et poussée à
faire sur chacun de ces caractères. Sans oublier que
le personnage du film résonne presque indécemment
avec la vie professionnelle de Michael Keaton, ex-Batman étant
tombé dans les affres de la série B, des direct-to-dvd,
des shorts que personnes ne voient et des navets indignes de
son grand talent. Troublant...
Une réflexion sur le métier d'acteur et le revers
de la médaille (le divorce, la folie, la vie de sa fille
plus ou moins gâchée, la solitude, l'égoïsme,
les idéaux malmenés...etc), les difficiles fins
de carrières qui ont d'étonnantes résonnances
avec la réalité du 7ème art d'hier et d'aujourd'hui
(B. Lugosi se prenant réellement pour un vampire après
son rôle de Dracula, les retours râtés des
Schwarzy, Sly ou JCVD et tant d'autres). Sans oublier les nombreux
apartés, petites piqures méchantes sur le cinoche
et ses nobles membres, méchantes mais tellement justes...
Birdman est une oeuvre vraiment à part,
unique, son format aidant bien sûr, le flot d'émotions
qui en découle, les vies humaines qui s'étalent
devant nos yeux resteront gravées longtemps après
leur vision, mais c'est aussi une oeuvre profonde et réflexive
sur le métier d'acteur, du point de vue de l'un d'entre
eux et comme on ne l'avait jamais aussi bien retranscrit sur
un écran ; mais les regards seront croisés et
la réalité se révèlera chaque fois
différemment. Car ici réalité et fiction
se mélange, leur frontière est de plus en plus
floue (Cf. les apartés musicaux vus par le héros,
les scénette et autres) jusqu'à ce que l'on découvre,
par le truchement d'un autre regard, que tout n'est que schyzophrénie
aigüe (la scène où la loge est sacagée
est tout simplement bluffante, un basculement, un ébranlement
fabuleux). Tout s'imbrique parfaitement : les pensées
obsédantes, le passé et le présent, la
vie et la pièce de théâtre. Jusqu'au final,
un long final, à couper le souffle. A tomber par terre.
Comme une métaphore : le birdman, l'oiseau, cet acteur
capable de s'envoler très, très haut mais finissant
par retomber inexorablement sur terre. Un final tellement poétique.
C'est également une réflexion sur le monde du
cinéma, l'envers du décor comme vous ne le verrez
plus jamais, comme vous ne le vivrez plus jamais. L'autre facette
de la célébrité, vécue de l'intérieur,
le côté si peu glamour où se mêle
problèmes personnels, problèmes d'égo et
plan de carrière délicat (redonner un élan
à sa carrière, se valoriser aux yeux des critiques
après l'avoir été aux yeux du public) ;
sans doute le regard au vitriol le plus juste et le plus perçant
que j'ai pu voir jusqu'à présent sur ce monde
fébrile. Des stars cachées dans une tour d'ivoire,
paresseuses, ultra-riches et prétentieuses, assises sur
des succès moins construits sur le talent que sur la
valeur du billet vert, un pseudo-talent récompensé
intra-muros en fonction de la valeur de leur succès...
La futilité d'Hollywood : l'académie des Oscar
peut-elle réellement récompenser un scénario
aussi cynique ? Mais le film n'est pas plus tendre avec les
critiques : M. Keaton, dans une tirade fabuleuse, devait sans
doute penser à ces messieurs-dames qui l'avaient descendu
-et apparemment blessé dans son orgueil- à la
sortie de Batman en lui reprochant d'être
"monolithique" dans ce rôle.
On ressort de ce film littéralementébloui, changé,
assommé et complètement ravi d'avoir assisté
à ce qui ressemble à une véritable expérience
cinématographique unique en son genre et poignante. Un
petit chef-d'oeuvre.