Le choc des premières images... Inoubliable. Le son
d'un ventilo qui répond à celui des hélicos,
la musique des Doors, le regard de M. Sheen sur son plafond
autant que sur l'enfer de Saïgon. On sent immédiatement
la chaleur, l'humidité poisseuse, la folie ambiante.
Apocalypse now est une œuvre moite, une
oeuvre qui rend dingue, malade, qui vous prend aux tripes puis
attaque votre esprit...
Apocalypse now n'est rien de moins que le film
de guerre ultime, un trip halluciné, presque en apesanteur
s'il n'avait autant les pieds sur terre : parce qu'il va droit
au cœur de son sujet, au cœur des ténèbres,
recherchant l'âme de cette fichue guerre du Vietnam. Kurtz.
Kurtz est l'âme de la guerre : son expression idéologique.
Cet homme, ce modèle social, foncièrement bon
mais anéanti par les combats, rongé par haine,
la créature guerrière, la folie personnalisée,
celle qui doit être supprimé par ceux-là
même qui l'ont créés. Mais Kurtz est également
l'être qui fascine, le rebelle à l'ordre établi,
le nouveau sujet d'admiration pour un tout autre pan de la société.
D'ailleurs le film passera le plus clair de son temps à
plonger dans l'étude introspective d'un maître
de guerre oscillant entre le pacifiste qui se mord la queue
et le monstre infâme, le dieu auto-proclamé et
le démon inhumain. Le gourou fascinant dont on retiendra
sans mal le discours sur les bras d'enfants qui ont été
vaccinés est éloquent : le symbole de l'ingérence
de la toute puissante Amérique, celle que l'on rejette
avec la plus grande virulence, où la métaphore
violente des causes de la guerre du Vietnam... Apocalypse
now c'est également le décorticage du
rôle de l'armée, son travail criminel où
le dit-crime, les lois, la décence sont malmenés
au nom d'une cause, aussi incompréhensible soit-elle...
C'est surtout cette armée qui semble avoir le monopole
de la violence et des exactions.
Mais avant d'aboutir, de toucher sa mission première
du doigt, le capitaine croisera tout les signes extérieurs
de cette folie liés à la guerre, de cette folie
inhérente à l'espèce humaine ; des combats
meurtriers jusqu'au sexe, jusqu'aux graves (et inconséquentes)
bévues en passant par... l'insouciance. Le basculement
lent mais certain du commandant, témoin d'une guerre
qui est devenue la pire des abominations, une guerre qui sent
la débandade sur tous les plans, que ce soit militaires
ou humains. Une guerre devenue insensée. Jusqu'au moment
de non-retour où l'on quitte pour ainsi dire le royaume
des vivants, le monde des hommes : entre visions d'horreur,
déstabilisantes, et mentalement troublantes, jusqu'en
ce final qui dit clairement et en substance que le genre humain
est condamné, condamné à obéir aux
plus fous d'entre les fous.
Et Coppola y met les formes, accouchant d'un chef-d'oeuvre dans
la douleur que l'on sait : témoignage immersif et léché,
embarqué, à la beauté renversante et informelle
que seuls les génies sont capables de rendre, de capturer
sur pellicule. Des images somptueuses, un ouvrage dans un écrin
de velours, un travail d'orfèvrerie ultime : il suffit
de voir comment Coppola s'adapte à l'apparition du monstrueux
Marlon Brando pour comprendre l'ampleur de son oeuvre. Autant
d'images et de séquences cultes magnifiées par
une composition musicale stressante qui participe de beaucoup
à cette ambiance névrotique ; et un montage savant
qui berce nos âmes. Apocalypse now est
un opéra guerrier aux personnages fragiles, insensés,
traumatisés, métaphoriques. Sheen est hanté,
Hopper est génial, Brando est...
Œuvre envoûtante, dure, étouffante, balai
de violence et analyse de l'âme humaine : il existe une
poignée de films qui possèdent ce charisme, cette
emprise sur l'âme. Apocalypse now est
tout simplement trop important pour nous, trop important pour
que l'on en sorte indemnes...